• 028 - Emile Dodillon (1848-1914) - Alcôve Bourgeoise

    Les rayons bleus de la lampe de porcelaine
    Feraient un demi-jour adorable en l'alcôve,
    Si le front du banquier qui ronfle à perdre haleine
    Ne les concentrait pas sur son vieux miroir chauve,
    Les rayons bleus de la lampe de porcelaine.

    Parfums suaves, grands lis blancs, ébène et roses,
    Sous le tiède édredon l'épouse qui s'observe
    Est tenue en éveil par des ennuis moroses,
    En vous voyant ainsi mourir dans la réserve :
    Parfums suaves, grands lis blancs, ébène et roses.

    Ah ! sombre énervement des jeunes épousées
    Qu'emplissent les désirs sacrés de la matière,
    Et, près d'un vieux mou d'homme, les mains croisées,
    Sous la nuque, ont les yeux clos la nuit tout entière.
    Ah! sombre énervement des jeunes épousées !

    Va, je te connais bien, mère de tant de crimes !
    Mais au moins, solitude infâme, moi je t'aime,
    Et je sais, tes feux sourds, les éteindre en mes rimes.
    Mais elle, ô passion! elle attend ton baptême.
    Va, je te connais bien, mère de tant de crimes !

    Pauvre femme, en ton coeur se roule une couleuvre :
    Le tourbillon sournois des appétits nocturnes.
    Ta main errant sur ton corps, blanc chef-d'oeuvre,
    Aux pores de ta peau des volcans taciturnes.
    Pauvre femme, en ton coeur se roule une couleuvre.

    Elle cache ses yeux dans son coude d'ivoire,
    Et les rouvre parfois pour voir son vieux qui ronfle
    Et le mucus qui mousse aux coins de sa mâchoire.
    Alors, pendant que d'un hoquet son sein se gonfle,
    Elle cache ses yeux dans son coude d'ivoire.

    Sous les rayons de la lampe de porcelaine
    Le berceau fait entendre un bégaîement : Mère.
    Elle baise son fils et s'endort, toute pleine
    De bonheur, car l'enfant la fait rêver du père
    Sous les rayons de la lampe de porcelaine.

    Extrait du recueil "Les Ecolières" 1874


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  • 027 - Frédéric Plessis (1851-1942) - La Vieille Eglise De Thaon

    Au fond du vallon solitaire
    Temple spectral, d'arbres voilé !
    Dernier vestige sur la terre
    D'un peuple d'un autre appelé !

    J'ai fait plus d'un pèlerinage
    A ton morne cimetière aboli
    Qui sous l'herbe et la fleur sauvage
    Lui-même est comme enseveli ;

    Et les fenêtres géminées,
    De ton clocher silencieux,
    En septembre aux pâles journées,
    Bien des fois ont fixé mes yeux.

    A l'heure grave où le jour tombe,
    Je me prodiguaix en efforts
    Pour deviner, selon la tombe,
    Ce que fut chacun de tes morts.

    Ils ont vécu ! Dans la chimère,
    Dans la douleur et le plaisir ;
    Sur les bords de la coupe amère
    Le miel a donc flatté leur désir.

    Ils ont souffert ! Pris dans la trame,
    L'insecte se débat en vain ;
    Les maux du corps et ceux de l'âme
    En eux aigrissaient leur levain.

    Ils ont aimé ! Divines fièvres,
    Vous brûliez leur sens et leur coeur
    Cette vierge a tendu ses lèvres
    A quelque fier et doux vainqueur.

    Ce prêtre, la main pleine,
    Dans le monde pharisien
    En secret soulagea la peine,
    Et pour le mal rendit le bien.

    Ainsi, ni pire ni meilleure,
    Triste de toute éternité,
    La vie, au caprice d'une heure,
    Dans ce vaste désert a palpité :

    Toute l'histoire des familles,
    Berceaux, lits d'amour et cercueils,
    Le départ des fils et des filles,
    Travaux du jour, fêtes et deuils.

    Quand le drame ailleurs recommence,
    Puisque ici tout est accompli
    Déroule ton voile, ô silence,
    Ouvre ton aile, sombre et noir oubli !

    Le dernier souffle au ciel s'apaise ;
    Il convient qu'en ce morne lieu
    La muse elle-même enfin se taise
    Et laisse la parole à notre Dieu.

    Extrait du recueil "Vesper" (1897)


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  • 026 - Edouard Tavan (1842-1919) - La Douleur Du Taureau

    Tout le jour, à l’écart couché dans les rosages,
    Le taureau noir, le roi sombre des hauts alpages,
    Au flanc de la prairie a gémi tristement,
    Dans la blonde vapeur de son poitrail fumant
    Exhalant vers le ciel des plaintes inconnues.
    Les filles des chalets près de lui sont venues ;
    Elles l’ont appelé des noms accoutumés,
    Offrant à sa douleur les herbages aimés,
    Caressant doucement pour soulager sa peine,
    De leurs tremblantes mains son large cou d’ébène.
    Il est demeuré là. — Les vaches aux longs pis,
    Les petits veaux craintifs dans les buissons tapis,
    Paissaient joyeusement les gazons et les mousses ;
    Sous les branches des pins montrant leurs têtes rousses,
    Les génisses, avec de grands yeux innocents,
    De leurs roses naseaux soufflaient sur les passants,
    Et fuyaient en chassant les taons avec leur queue.

    Les sommets endormis sous l’immensité bleue
    Dentelaient vaguement les vaporeux lointains,
    Sur les pentes couraient les ruisseaux argentins,
    Les herbes s’inclinaient sous une tiède haleine,
    Les grands bois se taisaient, toute l’Alpe était pleine
    De parfums, de rayons et de gais tintements ;
    Mais il est resté sourd à ces appels charmants,
    Et, dédaigneux des soins et des douces paroles,
    Et de la combe verte, où, sous les vieux arolles,
    Les belles du troupeau mugissaient leurs amours,
    À tout indifférent et gémissant toujours,
    Il est demeuré là, farouche et solitaire,
    Dans le rosage en fleurs étendu sur la terre.

    Quand l’ombre des chalets s’allongea sur les prés,
    À l’heure où le jour fuit sur les monts empourprés
    Où le lointain adieu des âmes envolées
    Dans les cloches du soir s’exhale des vallées,
    Tout à coup, sous l’effort d’un élan furibond,
    Le taureau menaçant s’est levé d’un seul bond :
    De son regard oblique il a fouillé l’espace,
    Et, plus impétueux que l’ouragan qui passe,
    Il a, sous le galop pressé de ses pas lourds,
    Ébranlé sourdement les pentes de velours :
    On eût dit le fracas des neiges entraînées.

    Dans le vertige affreux de courses effrénées,
    Sa vaste silhouette, ainsi qu’un noir démon,
    Passait et repassait à la croupe du mont
    Qu’envahissait déjà l’ombre des nuits paisibles.

    Parfois, comme entouré d’ennemis invisibles,
    Il s’arrêtait soudain, reculait frémissant,
    Abaissait son front large, arquait son dos puissant,
    Et, déchaînant l’éclat de sa rage insondable,
    Recommençait au loin son galop formidable,
    Frappait, frappait le vide et les fantômes vains,
    Broyait le sol, lançait les blocs dans les ravins ;
    Puis, dans l’enivrement terrible de sa force,
    Au sein d’un tourbillon de cailloux et d’écorce,
    Éventrant les vieux pins sous ses cornes de fer,
    Il jetait dans la nuit des beuglements d’enfer.
    Tous ont fui, redoutant ses coups épouvantables,
    Et la terreur les tient blottis dans les étables ;
    Le vieux tueur de loups, le robuste vacher,
    Ni le fort bûcheron, n’ont osé l’approcher.
    Aucun pouvoir humain ne s’en peut rendre maître ;
    Il faut un exorcisme, et l’on attend le prêtre...

    Et, depuis quatre jours, là-haut, sous les deux clairs,
    Le mufle tout sanglant et les yeux pleins d’éclairs,
    Avec un roulement d’échos qui l’accompagne,
    L’énorme taureau noir beugle dans la montagne.

    Extrait du recueil ''Fleurs De Rêve" - 1889 - Suisse


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  • 021 - Pierre Quillard (1864-1912 - FRANCE) - L'Ame Seule

    022 - Charles Frémine (1841-1906 - FRANCE) - La Niolle

    023 - Charles Canivet (1839-1911 - FRANCE) - Grain Au Large

    024 - Léon Valade (1841-1883 - FRANCE) - La Voilette

    025 - Gabriel Marc (1840-1931 - FRANCE) - Les Soupirs D'un Ambulancier


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  • 025 - Gabriel Marc (1840-1931) - Les Soupirs D'un Ambulancier

    Le cityse en fleur se balance
    Sous les tilleuls entrelacés.
    Quittons un moment l'ambulance
    Où souffrent nos pauvres blessés.

    Mai reverdit. Le canon gronde.
    Tous les rossignols sont en voix.
    L'obus siffle. 0 ma douce blonde,
    Allons soupirer dans les bois.

    Les ramiers font leurs fiançailles.
    J'entends les pigeons roucouler,
    Et, sur les pavés de Versailles,
    Les canons lourdement rouler.

    Voyez comme le soleil dore
    Les baïonnettes des soldats ;
    Les bons gendarmes, dès l'aurore,
    Marchent à de nouveaux combats.

    C'est charmant. Dans les avenues,
    A l'ombre du feuillage épais,
    Près des naïades demi-nues,
    Dorment les gardiens de la paix.

    Dans l'air une odeur de poudre
    Se mêle aux senteurs des lilas.
    Est-ce la mitraille et la foudre
    Qui causent entre elles là-bas ?

    Je ne sais. Mais mon coeur se livre
    Au charme de ce gai printemps ;
    Tout se dilate et se sent vivre
    Et les noirs corbeaux sont contents.

    Aussi mon coeur, ô tendre femme,
    Dont le brassard est teint de sang,
    N'a jamais mieux compris ton âme,
    Ni ton clair regard si innocent ;

    Nous irons, sous les grands chênes,
    En foulant le gazon fleuri,
    Sans songer aux rumeurs prochaines
    Venant du camp de Satory.

    Puis ce soir, quand la fraîche brise
    Gémira dans les marronniers,
    Nous aurons encor la surprise
    De voir passer les prisonniers.

    Extrait du recueil "Sonnets Parisiens" 1875


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  • 024 - Léon Valade (1841-1883) - La Voilette

    Certe, à le voir, on ne peut guère
    Supposer qu'il soit d'un grand prix,
    Ce chiffon de tulle vulgaire
    Où s'attachent mes yeux épris.

    L'araignée, auprès de ses toiles,
    Le trouverait lourd. Un essaim
    Seulement de noires étoiles
    En décore le sombre dessin.

    Pourtant la gaze aérienne
    Des bleus filets à papillons
    Est moins subtile que la sienne
    Qui prend la grâce et les rayons !

    Car de l'air vif, ô doux visage.
    Gardant ta délicate chair,
    La trame en a pris au passage
    Et retenu l'effluve si cher ;

    Mieux qu'en des cassettes closes,
    J'y détiens, avare d'amour,
    Un trésor d'impalpables choses
    Captives des mailles à jour.

    Et ici brillait atténuée,
    Avec l'attrait mystérieux
    Des étoiles dans la nuée,
    La douce lumière des yeux ;

    Pour moi, le regard absent dore
    Ce tissu sombre, dont les fils
    Me semblent soulevés encore
    Aux légères pointes des cils ;

    Pour quelque peine éphémère,
    Parfois une larme y perlait,
    J'en trouve la saveur arrière
    Entremêlée au magique filet.

    Là, dilatant leurs fines ailes
    Qu'émeut aux premiers jours d'été
    Le parfum des roses nouvelles,
    Que les narines ont palpité.

    Plus bas, le tulle que repousse
    Son souffle, fraîcheur et chaleur,
    A tamisé l'haleine douce
    Où s'exhale sa vie en fleur.

    La voix dont mon oreille vibre,
    Le rire si fidèle et joyeux
    Ont déposé dans chaque fibre
    Des atomes harmonieux ;

    Et peut-être ô désirs, ô fièvres !
    Ce tissu méme que voilà
    A connu la douceur des lèvres,
    Si quelque brise l'y colla.

    Des fins cheveux, et de l'oreille,
    Et de la joue, il est resté
    Partout quelque trace pareille,
    Lueur, baume ou suavité

    Si bien qu'il n'est pas une maille
    En tous ces fils entre-croisés
    Que mes yeux ne suivent, où n'aille
    Ma lèvre pleine de baisers ;

    Et que si parfois, bien aimée,
    Quelque brume semble ternir
    La pureté du blanc camée
    Que je garde en mon souvenir.

    Ce tulle tout froissé dégage.
    Talisman vainqueur des oublis,
    Le doux rire et le doux langage
    Mêlés aux moindres de ses plis.

    Extrait du recueil "A Mi-Côte" 1874


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  • 023 - Charles Canivet (1839-1911) - Grain Au Large

    Tout est noir. On n'y voit plus rien. Sur le rivage,
    Le flux arrive, avec un sourd gémissement.
    Le vent apaisé, qui le pousse doucement,
    Dans peu de temps va hurler comme un sauvage.

    Le soleil s'est caché derrière un voile obscur.
    Nul rayon, à travers, ne brille et ne transperce ;
    D'un bout de l'horizon à l'autre bout, il verse
    L'ombre électrique opaque, épaisse comme un mur.

    L'océan oppressé, manquant d'air, se lamente,
    Sous cette obscurité qui s'emplit de sanglots,
    Et, dans le calme plat, précurseur du chaos,
    On dirait qu'il attend le choc de la tourmente.

    Comme l'oiseau craintif revient aux bois profonds,
    Quand le soir, sur les champs, met ses premières ombres,
    Les bateaux effrayés glissent, sur les flots sombres,
    Et nagent, vers la plage, à grands coups d'avirons.

    Tant pis pour les hardis qui sont partis au large,
    En chantant, sans souci du cône avertisseur !
    Le mauvais temps les tente et promet au pêcheur,
    Pour un péril plus grand, une pêche plus large.

    Bientôt, lorsque l'éclair au ciel va s'allumer,
    Ils vont être surpris, traqués par la bourrasque,
    Quand l'eau du ciel, ainsi que d'une énorme vasque,
    Tombera par torrents dans les eaux de la mer.

    Ils vont errer, perdus, dans le désert immense,
    Assourdis par l'orage et trempés jusqu'aux os,
    Enlevés, puis jetés au plus profond des eaux,
    Par toutes les fureurs d'une mer en démence.

    L'éclair, le vent, le flot vont se les disputer.
    Dans l'écume, roulés, ballottés comme un liège,
    Ils resteront, broyés, si Dieu ne les protège,
    Ou si leur saint patron ne vient les assister.

    C'est alors qu'on promet des choses merveilleuses,
    Qu'on fait des chapelets de voeux, sans oublier
    Que dans le tremblement terrible, il faut s'aider,
    Tout en priant le ciel d'allumer ses veilleuses.

    Et chacun, au milieu d'un pareil branle-bas,
    Ruisselle, sans fléchir, sous les flots d'eau salée.
    Quand la barque est ainsi disloquée et roulée,
    Je vous jure qu'on n'a pas de plomb dans les bras !

    C'est que là-bas, là-bas, non loin de la falaise
    Que la bourrasque assaute à coups multipliés,
    Où les flots démontés, comme autant de béliers,
    S'acharnent sur le roc, sans que rien les apaise,

    Chacun d'eux a laissé, dans son modeste nid,
    La mère et les petits : une longue nichée
    Qui n'aura plus de pain, si l'âme est arrachée
    Au corps des matelots durs'comme le granit.

    Hardi, hardi, garçons ! Et tous à la manoeuvre !
    N'a-t-on pas bu souvent, dans le gouffre profond ?
    Et tandis que le flot, durement remué jusqu'au fond,
    Autour de leur bateau, se tord comme une pieuvre,

    Voilà que tout à coup, dans l'immense trou noir,
    Faible et scintillant comme une lampe d'église,
    Une lueur paraît, tremblotante, voire indécise,
    Rouge comme un rubis, au fond de l'entonnoir ;

    Et le patron, rivé comme un terme à. la barre,
    Et sachant, maintenant, quel bord il faut courir,
    Lui qui n'eût point pâli, sur le point de mourir,
    En pleurant à sanglots, met le cap sur le phare.

    Extrait du recueil "Le Long De La Côte" 1883


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  • 022 - Charles Frémine (1841-1906) - La Niolle

    Il prend sa source ici tout près,
    Le clair ruisseau de la Niolle,
    Et s'en va courir dans les prés,
    A travers les glaïeuls moirés,
    Jetant au vent sa chanson folle.

    Sa source est là sous les bouleaux
    Où se plaint la brise étouffée,
    Et le murmure de ses eaux
    S'échappe du sein des roseaux,
    Doux comme le chant d'une fée.

    Que de fois j'ai suivi son cours,
    Son cours qui n'a pas une lieue !
    Entre deux coteaux de velours,
    Où le ciel, pendant les beaux jours,
    Laisse flotter sa fine robe bleue.

    Parfois, dans son vol, un oiseau
    L'effleure du bout de ses ailes,
    Parfois, les enfants du hameau
    Descendent au bord du ruisseau
    Courir après les demoiselles ;

    Mais il ne bat aucun moulin,
    Aucun pêcheur n'y tend ses toiles,
    Et, du soir jusques au matin,
    Toujours dans son flot argentin
    Peuvent se mirer les étoiles.

    Loin de la ville, libre et sûr,
    Il chante et court dans la prairie,
    Sans recevoir d'égout impur,
    Sans ternir les voiles d'azur
    De sa couche vierge et fleurie.

    Au pied des coteaux de velours,
    Le ruisseau dans la mer s'épanche.
    Il bondit, fait quelques détours,
    Et puis il mêle, pour toujours,
    Au flot bleu Son écume blanche !

    O ma Niolle, ô mon ruisseau !
    Sur tes eaux libres je me penche,
    Et songe aussi qu'il eût été beau,
    En rendant mon corps au tombeau,
    De rendre à Dieu mon âme blanche !

    Extrait du recueil "Floréal" 1870


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  • 021 - Pierre Quillard (1864-1912) - L'Ame Seule

    La bienfaisante nuit couvre la ville immense
    D'où montaient des sanglots et des chants
    Et la grande cité semble un lac de silence
    Frôlé par la rumeur pacifique des champs.

    Mer des vivants, mer furieuse qui te rues
    Emportant dans tes plis les deuils et les baisers,
    Tu roules tout le jour sur le pavé des rues,
    Mais le soir calme endort tes râles apaisés ;

    Et les rêveurs amis des nécropoles saintes,
    Délivrés de la joie, affranchis du remords,
    Errent par les soirs clairs et fleuris d'hyacinthes
    Comme des immortels dans la maison des morts,

    Hommes, laissez passer dans la nuit solitaire
    Ceux qui foulent toujours des chemins non frayés
    Les exilés divins ont donc repeuplé la terre
    Et je me sens plus seul quand vous vous réveillez.

    Les démons ont pétri de leurs mains ironiques
    Vos faces de mensonge et de stupidité,
    Je ne sais, mais le mal suinte de vos tuniques
    Et votre rire impur attente à la beauté.

    Le matin revenu, soyez tels que vous êtes.
    Moi cuirassé d'orgueil et de mépris serein
    Entre mon coeur farouche et vos cris de bêtes
    Je laisserai tomber par terre une herse d'airain.

    Je m'en irai là-bas vers la forêt clémente :
    Les arbres fraternels m'appellent doucement ;
    L'herbe bruit, l'eau des fontaines se lamente
    Et rit comme une nymphe avec son jeune amant.

    La forêt a gardé pour mon oreille seule
    Les chants anciens et les fleurs nobles d'autrefois
    Parfument à jamais sa mémoire d'aïeule
    Et tous les rhythmes morts revivent dans sa voix.

    Les chênes musculeux portent de verts portiques,
    Où pareils à des rois mes rêves passeront
    Et près des dieux nouveaux, fils des taillis antiques,
    Je plierai les genoux et courberai le front.

    Mais retrouveras-tu la jeunesse première,
    0 parleur orgueilleux, ivre d'un vin mauvais ?
    Et si dans la splendeur de la pure lumière
    Ton rêve était moins beau que tu ne le rêvais ?

    Ainsi qu'un porteur las délivre ses épaulais
    Tu voudrais rejeter les souvenirs humains
    Et suivre le ruisseau qui court entre les saules
    Et marcher tout le jour au hasard des chemins.

    Va ! Tu n'entendrais plus les voix surnaturelles
    Qui t'invitent la nuit, vers les magiques bois ;
    Dans les halliers saignant de mûres et d'airelles
    Tu serais poursuivi par les mauvaises voix.

    Reste jusqu'à la mort baigné de crépuscule
    Car avec l'âpre regret des astres radieux ;
    Tu n'as pas la grandeur du manteau d'Hercule
    Et pour te revêtir de la pourpre des dieux.

    Extrait du recueil "La Lyre Héroïque Et Dolente" 1897


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  • 016 - Louis Pergaud (1882-1915 - FRANCE) - Matin De Chasse

    017 - Albert Mérat (1840-1909 - FRANCE) - Patineuses

    018 - Max Elskamp (1862-1931 - BELGIQUE) - Dormez-Vous Encor, Paroissiens ?

    019 - Anatole France (1844-1924 - FRANCE) - Les Cerfs

    020 - Ephraïm Mikhaël (1866-1890 - FRANCE) - Dimanches Parisiens


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  • 020 - Ephraïm Mikhaël (1866-1890) - Dimanches Parisiens

    Sous le ciel gris lavé d'opale
    Et qu'un soleil aux rayons lents
    Poudre d'or vaporeux et pâle,
    Elles vont à pas nonchalants ;

    Roses de froid sous les voilettes
    Elles passent, laissant dans l'air
    Une douce senteur de violettes
    Mourantes, et de blonde chair.

    Elles ne vont ni vers l'église
    Où, sur les mystiques autels,
    L'encens qui monte symbolise
    L'élan des esprits immortels ;

    Ni vers les discrètes alcôves
    Où le mousseux déroulement
    Des rideaux et des tapis fauves
    Ruisselle langoureusement.

    Sur les promenades banales
    Elles vont montrer leurs velours
    Et aussi les richesses hivernales
    Des manteaux orgueilleux et lourds.

    Elles passent, frêles poupées
    Aux yeux cruellement sereins,
    Adorablement occupées
    A bien cambrer leurs reins,

    A faire entrevoir leur chair d'ambre
    Et leurs cheveux d'or blond ou roux,
    Et, sur le verglas de Décembre,
    Leur robe a de royaux froufrous.

    Mais le long dimanche, plus triste
    Que les plus monotones nuits,
    Dans leurs yeux de froide améthyste
    A enflammé la fièvre des ennuis.

    O promeneuse des jours blêmes
    D'hiver et des dimanches longs,
    Nous, les chiffonneurs de poèmes,
    Mignonnes, nous vous ressemblons,

    Et, sans amour et sans prières,
    Nous allons montrer, indolents,
    Notre manteau de rimes fières
    Qui fait des froufrous insolents.

    Mais un ennui ensommeille
    Notre marche lente à travers
    Une existence égale, et pareille
    Aux dimanches gris des hivers.

    Extrait du recueil "Poésies Complètes" 1890


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  • 019 - Anatole France (1844-1924) - Les Cerfs

    Aux vapeurs du matin, sous les fauves ramures
    Que le vent automnal emplit de longs murmures,
    Les rivaux, les deux cerfs luttent dans les halliers :
    Depuis l'heure du soir où leur fureur errante
    Les entraîna tous deux vers la biche odorante,
    Ils se frappent l'un l'autre à coups d'andouillers.

    Suants, fumants, en leu, quand vint l'aube incertaine,
    Tous deux sont allés boire ensemble à la fontaine,
    Puis d'un choc plus terrible ils ont mêlé leurs bois.
    Leurs bonds dans les taillis font le bruit de la grêle ;
    Ils halètent, ils sont fourbus, leur jarret grêle
    Flageole du frisson de leurs prochains abois.

    Et cependant, tranquille et sa robe lustrée,
    La biche au ventre clair, la bête désirée
    Attend ; ses dents mordent les arbrisseaux ;
    Elle écoute passer les souffles et les râles ;
    Et, tiède dans le vent, la fauve odeur des mâles
    D'un prompt frémissement effleure ses naseaux.

    Enfin l'un des deux cerfs, celui que la Nature
    Arma trop faiblement pour la lutte future,
    S'abat, le ventre ouvert, écumant et sanglant.
    L'oeil terne, il a léché sa mâchoire brisée ;
    Et la mort vient déjà, dans l'aube et la rosée,
    Apaiser par degrés son poitrail pantelant.

    Douce aux destins nouveaux, son âme végétale
    Se disperse aisément dans la forêt natale ;
    L'universelle vie accueille enfin ses esprits :
    Il redonne à la terre, aux vents aromatiques,
    Aux chênes, aux sapins, ses nourriciers antiques,
    Aux fontaines, aux fleurs, tout ce qu il leur a pris.

    Telle est la guerre au sein des forêts maternelles.
    Qu' elle ne trouble point nos sereines prunelles :
    Ce cerf vécut et meurt selon de bonnes lois,
    Car son âme si confuse et vaguement ravie
    A dans les jours de paix goûté la douce vie ;
    Son âme s'est complu, muette, au sein des bois.

    Au sein des bois sacrés, le temps coule limpide,
    La peur est ignorée et la mort est rapide ;
    Car aucun être n'existe ou ne périt en vain.
    Et le vainqueur sanglant qui brame à la lumière,
    Et que suit désormais la biche douce et fière,
    A les reins et le coeur bons pour l'oeuvre divin.

    L'Amour, l'Amour puissant, la Volupté féconde,
    Voilà le dieu qui crée incessamment le monde,
    Le messager de la vie et des destins futurs !
    C' est par l'Amour fatal, par ses luttes cruelles,
    Que l'univers s'anime en des formes plus belles,
    S'achève et se connaît en des esprits plus purs.

    Extrait du recueil ''Les Poèmes Dorés" 1873


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  • 018 - Max Elskamp (1862-1931) - Dormez-Vous Encor, Paroissiens ?

    Dormez-vous encor, paroissiens,
    hier n'est plus, les anges causent
    dans leurs jardins de fleurs de roses,

    et c'est matin villes en bleu,
    villes en blanc, villes en Dieu,
    avec les clochers au milieu

    des maisons, des toits, des bâtisses,
    avec des chapelles et des églises
    et des oiseaux, haut, plein les cieux.

    Or, ici, et plus près la terre,
    voici oraisons et prières,
    et baptême, mauvais et bons ;

    puis c'est le ciel vu de la mer,
    et les vaisseaux par le travers,
    et enfin le soleil par le milieu,

    et lors le monde à son grand voeu,
    et lors, au loin, toujours la mer,
    et puis, ici, sur tout les chemins,

    mes bonnes villes familières,
    où chacun a joie de sa pierre,
    de sa maison et de ses saints.

    Mais alors c'est vous tous les miens,
    et dormez-vous ? car le temps passe
    et le pêcheur est seul à ses nasses ;

    mais alors c'est vous tous les miens,
    et dormez-vous? car le temps vient ;
    or le boulanger enfourne son pain,

    et si sommeil vous est un bien,
    voici passé le temps de grâce ;
    dormez-vous encor, paroissiens ?

    Extrait du recueil "Enluminures" 1898 - Belge


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  • 017 - Albert Mérat (1840-1909) - Patineuses

    Il gèle : il a neigé. Les arbres sont tout blancs.
    Le soleil aux regards éloignés et tremblants
    Passe à travers les grands massifs et les fait roses
    Les patineurs épars se penchent dans des poses
    Gracieuses, quand c'est le petit pied mutin
    D'une femme qui chausse et lace le patin.
    La glace, toute neuve, est de la nuit dernière.
    On la tâte, on s'essaie, on part à sa manière,
    Bien ou mal, et parfois les deux pieds en avant.
    L'Anglais se reconnait à son style savant,
    Le Polonais, le Russe aussi. Paris progresse,
    Mais c'est plutôt du bel entrain et de l'adresse.
    Que de hauts faits perdus, que de noms oubliés !
    Mais les héros sont-ils pour jamais humiliés
    Lorsque l'histoire peut compter les héroïnes !
    La frileuse aux yeux bleus qui, comme les hermines,
    Mourrait d'un peu de boue offensant sa fraîcheur,
    Est brave si la ta tache est faite de blancheur.
    L'oeil, troublé par le vol des jupes lumineuses,
    Suit l'essaim tournoyant des belles patineuses,
    Les mains dans le manchon, seules ou nous laissant
    Prendre leur taille, ainsi que l'on fait en dansant.
    Les roses d'un froid gai les colorent, parure
    Du teint, et sur le cou frissonne la fourrure.
    Des groupes reliés par une perche ont l'air
    D'un ballet du Prophète. Avec un rire clair
    Ils vont, et sur la glace unie et sans embûche
    Se disjoignent ; le pied tourne à faux et trébuche ;
    Le désordre se met dans les rangs ; un traineau
    Passe ; la glace crie et le mouvant tableau
    S'embellit de la courbe et de la grâce insigne
    Du traineau dont l'avant semble le col d'un cygne.
    Parfois l'aplomb peu sûr de deux bras élégants
    Trace sur l'horizon des traits bien extravagants.

    Les étoiles d'argent dont la branche est fleurie
    Tombent le long du bord sur ce bal de féerie,
    Et, le soir, s'efforçant à des exploits plus beaux.
    On se retrouvera pour la fête aux flambeaux.

    Extrait du recueil "Poèmes De Paris" 1880


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  • 016 - Louis Pergaud (1882-1915) - Matin De Chasse

    Des rumeurs entr'ouvraient la robe du silence
    Et la pudeur du jour rougissait sur l'orient
    Lorsque le feu des chiens mena nos pas pesants
    Vers la forêt dressant ses fûts comme des lances.

    Chasseresse puisant à son carquois qui luit,
    D'où le jour s'échappait en rayons d'or pur,
    L'aube lançait parmi les clairières d'azur
    Les flèches de l'aurore aux fauves de la nuit.

    Sur les glaives brillants des herbes du taillis
    Les braques reniflaient bruyamment la rosée
    Ou, tour à tour, levant leurs gros museaux rosés
    Donnaient au lièvre roux dans les brandes tapi.

    Des insectes surpris se coulaient sous les mousses,
    Les bourgeons distillaient leur gomme protectrice :
    Un premier rayon chaud filtra du jour propice
    Et fiança mon rêve au dernier jet des pousses.

    La clair matin païen reprenait tout mon coeur
    Si loin par son désir de mon siècle barbare ;
    Quand le lancer soudain claironna sa fanfare
    J'étais un dieu sylvestre aussi, libre et moqueur.

    La voix des chiens multipliée par les échos
    Eperdument rejetait des rafales d'abois
    Et le faune éveillé aux clairières du bois
    Enervait l'air vivant du choc de ses sabots.

    Dans la tranchée tendant son geste rectiligne,
    Le lièvre déboulé, grave sur son cul blanc,
    D'une oreille attentive interrogeait le vent
    Et ses yeux flambaient de peurs indignes.

    La meute se pressait derrière lui, plus vite,
    Sous la ronce flexible étirée comme un lien
    Où les sylvains furieux au passage des chiens
    Tendaient sournoisement des rets de clématites.

    Un concert effrayant déchainait ses accords
    Sous la voûte éffondrée des rousses frondaisons
    La passion en moi darda ses longs aiguillons
    Et vint cinglet mon coeur d'un beau désir de mort.

    Sous les halliers pesait une angoisse lourde :
    Alors pris de l'émoi qui traversa les temps
    Je te fis Artemis, ainsi qu'aux jours d'antan,
    Une pure libation du vin pur de ma gourde.

    Extrait du recueil "L'Herbe D'Avril" 1908


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  • 011 - Paul Demeny (1844-1918 - FRANCE) - Le Vase D'Agate

    012  - Jean Lorrain (1855-1906 -FRANCE) - Visionnaire

    013 - Pierre Lachambeaudie (1806-1872 - FRANCE) - Fermez Les Yeux

    014 - Antoine Bigot (1825-1897 - FRANCE) - Le Pasteur Du Désert

    015 - Jean Moréas (1856-1910 - FRANCE) - Astre Brillant

     


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  • 015 - Jean Moréas (1856-1910) - Astre Brillant

    Astre brillant, Phébé aux ailes étendues
    O Flamme de la nuit qui crois et diminues,
    Favorise la route et les sombres forêts
    Où mon ami errant porte mes pas discrets !
    Dans la grotte dont l'entrée est tout lierre,
    Sur la roche pointue aux chèvres familière,
    Sur le lac, sur l'étang, sur leurs tranquilles eaux,
    Sur leurs bords émaillés où plaignent les roseaux,
    Dans le cristal rompu des ruisselets obliques,
    Il aime à voir trembler tes feux mélancoliques.

    L'injustice, la mort ne dépitent les sages,
    Aux yeux de la raison le mal le plus amer
    N'est qu'une faible brise à travers les cordages
    De la nef balancée au beau milieu de la mer.
    Et mon ami sait bien que le vert ne couronne
    La ramée toujours, mais ni toujours l'automne ;
    Que c'est des jours heureux qu'il faut se souvenir,
    Que même le malheur, comme humain, doit mourir.
    Or le dessein plus fier, la plus docte pensée,
    A la quenouille où est la Parque embesognée
    Se prennent comme mouche aux toiles d'araignée !

    O hélas ! Qui pourra dire que les étés arides
    Ne viennent aux jardins sécher les fleurs rapides,
    Que le funeste hiver, son haleine poussant,
    Ne fasse du soleil un éclat languissant ;
    Que sous le tendre myrte à la rose mêlé
    L'agréable plaisir n'aille d'un pas ailé,
    Le temps aussi, d'un vol plus prompt encore,
    Sur nos têtes ne passe et ne les décolore !

    Phébé, ô Cynthia, dès sa saison première,
    Mon ami fut épris de ta belle lumière !
    Dans leur cercle observant tes visages divers,
    Sous ta douce influence il composait des vers.
    Par dessus Nise, Eryx, Seyre et la sablonneuse
    Iolcos, le Tmolus et la grande Epidaure,
    Et la verte Cydon, sa piété qui honore
    Ce rocher de Latmos où tu fus amoureuse.

    Puisque douleur le point et l'ennui de tristesse,
    Ne l'abandonne pas, toi sa chère déesse,
    Allège son souci, que dans son âme passe
    Cette éclatante paix qui règne sur ta face !
    Alors ses chalumeaux, en leurs rustiques sons,
    Hardis surmonteront les antiques chansons
    Des cithares et luths, des poètes et pères
    Qui les yeux ravissaient des monstres et cerbères ;
    Car de ton frère archer la prophétique rage
    Qui agite les branches du pénéan feuillage,
    Jamais enfant mortel ne la porta si forte
    Comme mon ami doux dedans son coeur la porte.

    Extrait du recueil "Sylves" 1896


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  • 014 - Antoine Bigot (1825-1897) - Le Pasteur Du Désert

    Un voile noir couvrait nos Eglises de France,
    Un roi nous défendait même de prier Dieu ;
    Nous, forts de notre foi, nous bravions sa défense
    Et cherchions, pour prier, quelque sauvage lieu.
    Seul, un pasteur guidait la pauvre Eglise errante
    Soit au fond d'un ravin, soit sous un arbre vert,
    Et nos bras soutenaient sa marche chancelante,
    Car il était bien vieux, le pasteur du désert.

    Souvent, quand le soleil embrasait la campagne,
    Quand l'oiseau se taisait sous les ardeurs du jour,
    Dans quelque grotte sombre au flanc de la montagne
    Nous allions tous écouter ses paroles d'amour.
    Il disait : " Soyons forts, enfants, contre l'orage ;
    Espérons !  Par sa mort Christ a vaincu l'enfer. "
    Et sa voix nous donnait espérance et courage,
    Car il savait souffrir, le pasteur du désert.

    Quand sur nos frères morts nous coulions des larmes
    Il nous disait : " Au ciel ils sont bien plus heureux ;
    Contre vos ennemis ne prenez point les armes, 
    Dieu dit de les aimer ; frères, prions pour eux !... "
    Et vers le ciel montait sa touchante prière...
    Aux plus pauvres que lui son pain était offert,
    De tous les orphelins il devenait le père,
    Car il savait aimer, le pasteur du désert.

    Sur le bord d'un torrent,"assemblés, un dimanche,
    Autour d'un nouveau né nous priions à genoux,
    Quand la trompette sonne, et, comme une avalanche,
    Cent soldats, l'arme au poing, soudain fondent sur nous.
    Un long cri de terreur s'échappe de nos âmes...
    Hélas ! sous les chevaux, l'arquebuse et le fer
    L'on tua des vieillards, des enfants et des femmes,
    Et l'on fit aussitôt prisonnier le pasteur du désert.

    Dans un cachot, les pieds et les mains dans les chaînes,
    Ne pouvant que sur les siens promener son regard,
    Il souffrait ; Dieu voulut mettre un terme à ses peines ;
    Un bûcher s'éleva pour le pauvre vieillard.
    Il y marcha ; Et la joie éclairait son visage :
    " Ne pleurez point sur moi, carie ciel m'est ouvert ",
    Disait-il. Et chacun pleurait sur son passage ;
    Il était tant aimé et adulé, le pasteur du désert !

    Sur le bûcher, bravant la flamme dévorante,
    Il leva vers le ciel ses deux mains pour bénir.
    La douleur éteignit sa voix faible et mourante,
    Puis, le vent dispersa les cendres du martyr.
    Notre Église conserve un souvenir fidèle
    De celui qui, pour elle, hélas ! a tant souffert ;
    Il n'est pas un vieillard qui ne se le rappelle
    Et ne pleure en parlant du pasteur du désert.

    Extrait du recueil "Les Rêves Du Foyer" 1860


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  • 013 - Pierre Lachambeaudie (1806-1872) - Fermez Les Yeux

    Mon cher curé, souffrez que je vous parle,
    Sans préjugé, du peuple et de ses moeurs :
    Rebelle aux lois de Philippe et de Charle,
    Il fait la guerre aux ruineuses grandeurs.
    Fermant l'oreille aux croyances mystiques,
    Il cherche en bas le royaume des cieux.
    S'il rit des saints, du pape et des reliques,
    Fermez les yeux, curé, fermez les yeux.

    Pour son héritage il reçut l'indigence ;
    Sur ses haillons on prélève l'impôt ;
    De par I'Église il doit faire abstinence,
    Lui qui jamais ne mit la poule au pot.
    Si de lard frais il se damne au carême,
    Brochet lui conviendrait bien mieux.
    Vous qui vivez de tartes à la crème ;
    Fermez les yeux, curé, fermez les yeux.

    Car il ne craint plus les peines infinies
    Des noirs enfers peuplés de noirs démons ;
    Il lit Voltaire au lieu des saintes Litanies ;
    On dit aussi qu'il bâille à vos sermons.
    Comme il lui faut un prêtre à large manche,
    Il se confesse à quelque ami joyeux.
    Et au cabaret s'il danse le dimanche,
    Fermez les yeux, curé, fermez les yeux.

    Voyez ! D'une auberge il s'approche
    Quand l'Angélus sonne la fin du jour ;
    C'est qu'il préfère au bruit de votre cloche
    Le bruit du verre et les chansons d'amour.
    Sur des trésors il passe les mains nettes ;
    Jeunes houris le rendent plus heureux.
    Si, malgré vous, il préfère les fillettes,
    Fermez les yeux, curé, fermez les yeux.

    Extrait du recueil "Poésies Diverses" 1855


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  • 012 - Jean Lorrain (1855-1906) - Visionnaire

    C'était au fond d'un rêve obsédant de regrets.
    J'errais seul au milieu d'un pays insalubre.
    Disque énorme, une lune éclatante et lugubre
    Émergeait à demi des herbes d'un marais.

    Et j'arrivais ainsi dans un bois de cyprès,
    Où des coups de maillet attristaient le silence ;
    Mais l'air était avare et plein de violence,
    Comme autour d'un billot dont on fait les apprêts. 

    Un bruit humide et de chair et d'os qu'on froisse,
    Des propos qu'on étoune, et puis dans l'air muet
    Un ràle exténué, qui défaille ausitôt et se tait,
    Y faisaient l'heure atroce et suante d'angoisse ! 

    Une affre d'agonie autour de moi tombait.
    J'avançai hardiment entre les herbes sèches,
    Et je vis une fosse et, tes pieds sur leurs bêches,
    Deux aides de bourreau, qui dressaient un gibet. 

    Les deux bras de la croix étaient encore à terre ;
    Des ronces la cachaient devant elle à genoux
    Trois hommes, trois bandits à visage de loups
    Achevaient d'y clouer un être plein de mystère, 

    Un être enseveli sous de longs cheveux roux
    Tout grumelés de pourpre, et dont tes cuisses nues,
    Entre cet or humide et vivant sont apparues,
    Brillaient d'un pâte éclat d'ëtoile triste et doux. 

    Au-dessus des cyprès la lune énorme et rouge
    Eclaira tout à coup ta face des bourreaux
    Et le Crucifié, dont les blancs pectoraux
    Devinrent tes seins pourprés d'une gouge ! 

    Et, les paumes des mains saignantes, et deux trous
    Dans la chair des pieds nus se crispant d'épouvante,
    Je vis qu'ils torturaient une Vierge vivante,
    Contre la croix pâmée avec des yeux fous. 

    Les hommes, l'oeil sournois allumé de luxures
    Devant ce corps de femme à la blême splendeur,
    Dont l'atroce agonie aiguisait l'impudeur,
    Prolongeaient même la lenteur des tortures. 

    Et dans ces bourreaux, sûrs de l'impunité,
    Raffinant la souffrance et creusant le supplice,
    Je reconnus la Peur, la Force et la Justice,
    Torturant à tout jamais la blême Humanité. 

    Extrait du recueil "L'Ombre Ardente" 1897


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