• 012 - Jean Lorrain (1855-1906) - Visionnaire

    012 - Jean Lorrain (1855-1906) - Visionnaire

    C'était au fond d'un rêve obsédant de regrets.
    J'errais seul au milieu d'un pays insalubre.
    Disque énorme, une lune éclatante et lugubre
    Émergeait à demi des herbes d'un marais.

    Et j'arrivais ainsi dans un bois de cyprès,
    Où des coups de maillet attristaient le silence ;
    Mais l'air était avare et plein de violence,
    Comme autour d'un billot dont on fait les apprêts. 

    Un bruit humide et de chair et d'os qu'on froisse,
    Des propos qu'on étoune, et puis dans l'air muet
    Un ràle exténué, qui défaille ausitôt et se tait,
    Y faisaient l'heure atroce et suante d'angoisse ! 

    Une affre d'agonie autour de moi tombait.
    J'avançai hardiment entre les herbes sèches,
    Et je vis une fosse et, tes pieds sur leurs bêches,
    Deux aides de bourreau, qui dressaient un gibet. 

    Les deux bras de la croix étaient encore à terre ;
    Des ronces la cachaient devant elle à genoux
    Trois hommes, trois bandits à visage de loups
    Achevaient d'y clouer un être plein de mystère, 

    Un être enseveli sous de longs cheveux roux
    Tout grumelés de pourpre, et dont tes cuisses nues,
    Entre cet or humide et vivant sont apparues,
    Brillaient d'un pâte éclat d'ëtoile triste et doux. 

    Au-dessus des cyprès la lune énorme et rouge
    Eclaira tout à coup ta face des bourreaux
    Et le Crucifié, dont les blancs pectoraux
    Devinrent tes seins pourprés d'une gouge ! 

    Et, les paumes des mains saignantes, et deux trous
    Dans la chair des pieds nus se crispant d'épouvante,
    Je vis qu'ils torturaient une Vierge vivante,
    Contre la croix pâmée avec des yeux fous. 

    Les hommes, l'oeil sournois allumé de luxures
    Devant ce corps de femme à la blême splendeur,
    Dont l'atroce agonie aiguisait l'impudeur,
    Prolongeaient même la lenteur des tortures. 

    Et dans ces bourreaux, sûrs de l'impunité,
    Raffinant la souffrance et creusant le supplice,
    Je reconnus la Peur, la Force et la Justice,
    Torturant à tout jamais la blême Humanité. 

    Extrait du recueil "L'Ombre Ardente" 1897


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