• 054 - Stéphane Mallarmé (1842-1898) - Les Fenêtres

    054 - Stéphane Mallarmé (1842-1898) - Les Fenêtres

    Las du triste hôpital, et de l’encens fétide
    Qui monte en la blancheur banale des rideaux
    Vers le grand crucifix ennuyé du mur vide,
    Le moribond sournois y redresse un vieux dos,

    Se traîne et va, moins pour chauffer sa pourriture
    Que pour voir du soleil sur les pierres, coller
    Les poils blancs et les os de la maigre figure
    Aux fenêtres qu’un beau rayon clair veut hâler.

    Et la bouche, fiévreuse et d’azur bleu vorace,
    Telle, jeune, elle alla respirer son trésor,
    Une peau virginale et de jadis ! encrasse
    D’un long baiser amer les tièdes carreaux d’or.

    Ivre, il vit, oubliant l’horreur des saintes huiles,
    Les tisanes, l’horloge et le lit infligé,
    La toux ; et quand le soir saigne parmi les tuiles,
    Son œil, à l’horizon de lumière gorgé,

    Voit des galères d’or, belles comme des cygnes,
    Sur un fleuve de pourpre et de parfums dormir
    En berçant l’éclair fauve et riche de leurs lignes
    Dans un grand nonchaloir chargé de souvenir !

    Ainsi, pris du dégoût de l’homme à l’âme dure
    Vautré dans le bonheur, où ses seuls appétits
    Mangent, et qui s’entête à chercher cette ordure
    Pour l’offrir à la femme allaitant ses petits,

    Je fuis et je m’accroche à toutes les croisées
    D’où l’on tourne l’épaule à la vie, et, béni,
    Dans leur verre, lavé d’éternelles rosées,
    Que dore le matin chaste de l’Infini

    Je me vois ange ! et je meurs, et j’aime
    — Que la vitre soit l’art, soit la mysticité —
    À renaître, portant mon rêve en diadème,
    Au ciel antérieur où fleurit la Beauté !

    Mais, hélas ! Ici-bas est maître : sa hantise
    Vient m’écœurer parfois jusqu’en cet abri sûr,
    Et le vomissement impur de la Bêtise
    Me force à me boucher le nez devant l’azur.

    Est-il moyen, ô Moi qui connais l’amertume,
    D’enfoncer le cristal par le monstre insulté
    Et de m’enfuir, avec mes deux ailes sans plume
    — Au risque de tomber pendant l’éternité ?

    Extrait du recueil "Poésies" 1899


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